Chapitre 3

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Début des années 1990 – Banlieue de Lyon - France
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A la découverte du monde.

Toute petite déjà, mes parents disaient de moi que j’étais une vraie « sauvage ». J’ai appris à marcher avant de savoir parler. J’escaladais les barreaux de mon parc, pour partir à la découverte du monde ! Dans les limites de l’appartement et parfois au-delà !

J’ai grandi dans la brique et le béton. Je m’y suis toujours sentie à l’étroit, en manque de « verdure ».
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Mes parents m’emmenaient dans le square du quartier, pour que je me dégourdisse les jambes.
Je passais des heures à gratter la terre, à ramasser des feuilles ou des marrons au pied des arbres. Je levais ma tête vers leur cime : comme ils étaient grands ! J’avais l’impression qu’en escaladant leurs branches je pourrais atteindre le ciel bleu, par delà les murs gris.

Je faisais des caprices horribles quand venait l'heure de quitter le square. Mes parents devaient me ramener à la maison en me traînant par la main ou par les pieds, selon ce qu'ils réussissaient à attraper...
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Enfin, c'est ce qu'ils m'ont raconté. Ils en rajoutaient peut-être un peu dans leurs souvenirs !...
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A l’école et au lycée, j’étais du genre à rêver les yeux grands ouverts, en regardant par la fenêtre..
Mon imagination m’emportait à des milliers de kilomètres, dans des pays imaginaires tirés de mes livres d’enfance. Quand la maîtresse ou le prof me posaient une question, je les dévisageais avec étonnement. Le retour sur terre était souvent désagréable…

La marche du progrès.
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Ces souvenirs semblent appartenir à une autre vie. Le monde a tellement changé depuis... Beaucoup de gens ont disparu tragiquement depuis cette époque.
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Il y a quelques années, je suis retournée au square de mon enfance. L’endroit m’a paru minuscule, mais je sentais encore sa magie agir sur moi.
Les arbres étaient toujours là, même si leur feuillage souffrait désormais de la canicule. J'ai touché doucement leur tronc et j'ai fait un petit tour dans cet endroit chargé de souvenirs.
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Je repensais à mes parents. Ils venaient parfois ensemble pour m'accompagner au square. J’aimais les voir assis tous les deux sur ce banc, en amoureux, se tenant par la main sans doute comme à leur première rencontre.
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En fermant les yeux, j'avais la sensation d'entendre leur voix qui m'appelait pour rentrer. Cette fois, je n'avais plus envie de leur échapper, mais de courir vers eux pour me jeter dans leurs bras...
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Mes parents ne sont plus de ce monde, à présent. Ils me manquent... Ma mère est décédée dans les épidémies qui se sont propagées en Europe, aux heures sombres de notre histoire.
Mon père était mort quelques années plus tôt, à cause d’un autre fléau : la contamination par des particules « nanogènes », que l’on avait répandues à tout va dans la nature...
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Ils n’ont pas eu la chance de mourir sereinement, « en bonne santé ». On ne mourait plus de cette façon depuis longtemps...
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De nouvelles maladies avaient remplacé les anciennes, plus perfectionnées, insoupçonnables, incontrôlables.
Des épidémies se déclenchaient sans crier gare et s’étendaient au monde entier en quelques jours. On mourait dans la peur et la souffrance.
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C’était simplement la marche du progrès...
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Il est triste de penser à tout cela. Que mes parents reposent en paix, comme on dit. Revenons plutôt à la suite de mon enfance et de mon adolescence. Les premiers pas dans la vie, pleins d’insouciance.
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Mauvaises fréquentations.

Le héros de ma jeunesse était mon grand-père, du côté de ma mère.

Mon grand-père était le vilain petit canard de la famille. Son côté anarchiste et ses multiples relations féminines, parfois simultanées, suscitaient la réprobation générale.
Il faut reconnaître qu’il n’avait pas été un père de famille modèle. Quelques séjours en prison pour ses activités politiques et de menus larcins « pour la bonne cause », n’avaient pas amélioré sa réputation.
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A sa dernière sortie de prison, ses anciens amis s'étaient rangés ou dispersés aux quatre vents. Sa famille ne voulait plus entendre parler de lui. Mon grand-père a choisi de refaire sa vie à la campagne, loin du monde.
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J'avais déjà 8 ou 9 ans lorsque j'ai fait sa connaissance. Ma mère m'avait emmenée avec elle pour lui rendre visite dans sa « campagne ».

Mon grand-père était réputé pour son sale caractère et j'étais dans mes petits
souliers la première fois que je l'ai rencontré. Mais j'avais apparemment réussi à amadouer ce « vieil ours mal léché » !
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A la fin de notre première rencontre, il m’a offert un livre de son auteur préféré, « L’appel de la forêt » de Jack London, et m'a invitée pour les grandes vacances.
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Une sensation d'ivresse.
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Mes séjours chez mon grand-père sont vite devenus une habitude.
Le vieil ours mal léché habitait dans un village au fond de la Lozère, un département qui se trouve lui-même au fin fond de la France, pour le plus grand bonheur des Lozériens.
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Mon grand-père gagnait épisodiquement sa vie en réparant des tracteurs et autres machines agricoles, tout en s'occupant d'une petite distillerie d’alcool de noix, plus ou moins autorisée par la loi.
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Le jour de mon arrivée, il m’accueillait à la descente du car en posant un chapeau de paille sur ma tête. « Salut ma sauterelle » me disait-il, avec son grand sourire moustachu.
Nous passions déposer ma valise dans sa maison. Le temps de dire bonjour à quelques voisins en cours de route et le reste de la journée était à nous !
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Notre musette à l'épaule, nous partions d’un bon pas dans les collines, à la cueillette des mûres et à la chasse aux escargots.
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Une sensation d'ivresse s'emparait de moi quand nous étions dans la nature.
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J'escaladais les rochers et je courais à travers champs en riant comme une folle...
Je taquinais les arbres en tirant gentiment sur leurs branches...
Je restais en arrêt devant une fourmilière en pleine effervescence ou devant la trace d'un sanglier sur un sentier...
Je suivais pendant des heures le vol des buses, glissant silencieusement entre les nuages...
Je sentais mon coeur se briser au chant du merle qui saluait les dernières lueurs du jour...
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Nous partions en vadrouille jusqu'au soir, pendant tout l'été.
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Nous étions de retour pour le souper, en compagnie des troupeaux de brebis qui rentraient de leur pâturage et dévalaient bruyamment la grand'rue du village. Un spectacle mémorable, pour une citadine comme moi.
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Les soirées étaient consacrées à des parties de belote avec les voisins, à la lecture d’histoires au coin du feu, ou à des cours de mécanique automobile...
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Mon grand-père tenait absolument à me donner des rudiments dans ce domaine, que je trouvais plutôt rebutant.
Il avait l'air d'y tenir et, bon gré mal gré, j'ai dû apprendre à démonter et remonter un carburateur les yeux fermés...
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Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai compris l'intérêt de la chose : quand l'heure est venue de livrer bataille contre les machines qui avaient entrepris de détruire la planète...

La fin des vacances arrivait toujours trop vite. Je quittais d’un cœur lourd mon grand-père et les coteaux de la Lozère.

Marche ou rêve.

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Ces années ont passé sans que je m'en rende compte. Au lycée, je suis allée jusqu'au bac. Je poursuivais mes études sans avoir vraiment envie de les rattraper...
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Le jour du bac, la lecture des sujets ne m'a guère inspirée. J’ai choisi finalement « op-tion dessin » dans toutes les matières.
Je me débrouillais pas mal dans ce domaine et j'avais pensé à apporter mes feutres et mon matériel personnel.
J'avoue que j’ai été un peu vexée par les résultats : zéro pointé partout ?????... J’avais pourtant décoré mes copies avec des collages et des graffs plutôt réussis (un peu dans le style du Guerilla Art de Keri Smith, si vous connaissez).
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Zéro pointé partout ! Pfff... Les vraies artistes ne sont pas reconnues...
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Mes parents n'ont pas trop apprécié la plaisanterie. Je n’avais plus le choix, l’heure était venue d’entrer dans la vie « active », même si aucune des « activités » proposées ne me paraissait épanouissante...
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Tout au fond de moi, j’entendais résonner l’écho de « l’appel de la forêt » mais je ne savais comment y répondre. .
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Je me sentais fragile et pleine de vie, comme un papillon qui vient de naître... J’ai ouvert mes ailes et je me suis envolée par la fenêtre.

J’ai mis le cap sur l’inconnu...
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