Chapitre 4

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Léa : 2010 – 2020
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La vie sans mode d'emploi.
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Léa a 18 ans. Elle ouvre ses ailes et met le cap sur l’inconnu.

« L’inconnu » s’avère hélas limité pour l'instant aux recherches d’emploi. Un domaine dans lequel Léa a encore moins d’ambition que de qualification.
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Certes, elle a suivi avec assiduité les cours du soir de son grand-père anarchiste - une formation au contenu instructif et utile en toute situation. Mais elle ne se sent pas véritablement l'âme d'une rebelle.
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Léa ne cède pas au découragement. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle épluche les petites annonces et prend place dans les queues de l’Anpe et des agences d’intérim.

Au gré de l’offre et de la demande, elle papillonne d’un « petit boulot » à un autre. Serveuse, vendeuse, manutentionnaire, chauffeuse-livreuse... Les places sont chères, inversement aux salaires. Les fins de mois sont difficiles, les débuts aussi… Léa emprunte de l’argent à son banquier, qu’elle réussit à apprivoiser de son sourire innocent.

Elle a parfois la chance de trouver un contrat dans un domaine qui lui plait : jardinage ou bricolage. Elle prend généralement ce qu’il y a. Elle travaille plusieurs mois dans un abattoir industriel, sans s’en vanter auprès de ses amis, plus végétariens qu’elle.

Trois années ont déjà passé, bientôt quatre. L’enthousiasme de Léa faiblit. Elle broie du noir et se met au vert chez son grand-père, entre deux recherches de boulot.

Greenpeace Corporation.

En parallèle, Léa s’est inscrite à Greenpeace. Elle participe aux actions du militant de base : signature de pétitions, opérations de « sensibilisation » dans des supermarchés, cortèges dans les manifs, etc.

Léa ne tarde pas à être déçue par le côté bureaucratique et réformiste de l’organisation.
Greenpeace a visiblement rangé ses zodiacs au garage... Ses militants les plus virulents .ont pris le large, .pour continuer leurs actions .par leurs propres moyens ..(le flibustier Paul Watson et l’association « Sea Shepherd », parmi d'autres).
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Les nouveaux activistes de Greenpeace mènent désormais leurs actions dans les couloirs feutrés des ministères et les salons de thé du Parlement Européen...
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Léa ne tarde pas à délaisser Greenpeace. Elle se contente d’aller aux manifestations avec quelques amis altermondialistes, pour y respirer le doux parfum des gaz lacrymogènes...

Droopy.

A l’occasion d’un de ses contrats en intérim, Léa fait la connaissance d’un jeune homme, surnommé « Droopy », qui est militant anarcho-syndicaliste. Droopy est adhérent à la CNT, la bête noire (et rouge) des DRH et des exploiteurs du prolétariat.
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Léa et Droopy ont en commun d’être fans de Jack London. Droopy fait cadeau à Léa d'un exemplaire du « Talon de Fer ». Léa lui offre « L’Appel de la Forêt ».
Léa tombe sous le charme de Droopy, sans pour autant épouser la cause anarcho-syndicaliste…

Léa a du mal à comprendre cette foi dans la science et le progrès social, qui anime les anarcho-communistes.
A les en croire, la civilisation n’est pas une mauvaise chose en soi. Nous pourrions être parfaitement heureux en travaillant simplement quatre heures par jour. Les machines feraient tout le boulot et on passerait l’après-midi à la plage.

Léa n’est certes pas opposée à ce programme alléchant, surtout pour ce qui concerne la partie consacrée à la plage, où elle passerait bien ses journées entière avec Droopy et ses camarades.
Mais elle n’est pas convaincue par l’idée que de merveilleuses machines puissent faire tout le boulot, sans que cela ne s’accompagne finalement d’une organisation sociale identique à la nôtre.

Pour Léa, les « anarchistes des villes », comme elle les appelle, sont un peu trop civilisés à son goût. La nature et les êtres vivants n’ont guère de place dans leur vision, sauf de façon décorative, à l’heure du coucher de soleil.

Léa ressent les choses différemment et elle s’en aperçoit à cette occasion. Pour elle, c’est au sein de la nature que l’être humain a sa place. C’est là seulement qu’il peut vivre libre.

Ces différences de vue n’empêchent pas Léa et Droopy de s’attacher l’un à l’autre. Léa invite le jeune anarcho-syndicaliste en Lozère, pour qu’il y fasse la connaissance des moustaches de son grand-père et de son alambic...
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Hanovre 2015.

L’année suivante, Léa participe à la manifestation contre le sommet du G8, qui a lieu en Allemagne.

L'Allemagne est alors un pays en pleine mutation : ses gouvernements successifs se sont prononcés pour un retour à l'énergie nucléaire. Les énergies « alternatives » ne sont plus considérées comme capables de faire face à l'épuisement futur du pétrole et du gaz.
La fermeture des anciennes centrales nucléaires a été annulée. De nouvelles centrales nucléaires sont mises en chantier à partir de 2013.

L’Allemagne est à la pointe du « capitalisme vert » et du « libéralisme éclairé ». Face à cela, une partie de l’opposition s’est radicalisée, comme dans l’ensemble de l’Europe.

Au sommet du G8 à Hanovre, les manifestations sont impressionnantes. Les manifestants, venus du monde entier par centaines de milliers, se font soigner les bronches aux lacrymos, selon la tradition... Une tradition personnelle également pour Léa, qui est cette fois aux premières loges.

La manifestation dégénère dès le premier jour et donne lieu à des affrontements violents avec la police pendant la semaine qui suit.
Matraquages à tout va, arrestations musclées, canon à eau, flash-balls à bout portant... Les violences policières provoquent l’indignation des manifestants les plus pacifiques, dont une partie finit par se joindre aux émeutiers et aux « casseurs ».
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La ville passe une semaine agitée...
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Les rangs des manifestants grossissent de jour en jour. Une foule turbulente envahit les rues et s'y installe.
Des chaînes humaines paralysent la circulation dans toute la ville, pour empêcher les réunions du G8.
Des street parties spontanées et conviviales défient le couvre-feu de la police : on chante, on danse, on s'embrasse, on déclame de la poésie jusqu'au bout de la nuit.
Des banques et des centres commerciaux sont mis en « libre-service », aux cris de Vive l'Anarchie !
Les manifestations prennent des tournures débridées et inhabituelles. Comme celle de ces adeptes du vomit-in, qui se font vomir en public devant les restaurants chics des beaux quartiers.
Ou comme ces manifestants, ayant visiblement perdu la raison, qui attaquent le service d'ordre du G8 à coups de polochons et d'ours en peluche...
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Bref, comme le résume un participant, « On fait la fête ! ».
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Léa sort à peu près indemne de ces journées de tumulte. Elle s’en tire avec un œil au beurre noir et les côtelettes en vrac, mais ravie d’avoir semé la zizanie et bien rigolé pendant toute une semaine. Voilà enfin une activité qui lui plaît ! Elle va pouvoir mettre ça en tête de son CV.

Pour Léa c’est une forme de révélation. Au cours des manifestations, elle a fait la connaissance d’un groupe d’éco-activistes de diverses nationalités, vivant dans des squats, organisés au sein d'un réseau européen, de l'Allemagne à l'Espagne, en passant par la République Tchèque ou les Pays Scandinaves.
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Léa se joint à eux. C'est le début de la période de sa vie consacrée à « l'action directe ».
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Eco-sabotage.
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Les éco-activistes exercent leurs talents dans de multiples domaines : opérations contre les trains « castor » (transports de déchets nucléaires)... .sabotage d'installations industrielles... actions pour empêcher la coupe à blanc des forêts... attaques de fermes d'élevage hors-sol... de laboratoires de vivisection... de chantiers de centrales nucléaires...

La société civilisée a toujours fait preuve d’une grande inventivité dans le domaine des nuisances et de la malfaisance. Ses adversaires n'ont que l'embarras du choix pour agir !...

Les éco-activistes opèrent par petits groupes, indépendants les uns de autres. On y trouve des personnes de tous les milieux sociaux et de toute culture, qui ont en commun le désir de défendre la nature et de vivre dans une société qui ne considère pas l'être humain comme une machine.
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Léa participe à plusieurs actions de sabotage et se révèle plutôt douée dans ce domaine. Le maniement de la clef-à-molette, du pied-de-biche ou du chalumeau oxhydrique n'ont bientôt plus de secret pour elle.
Là où Léa passe, les machines trépassent... comme le fait remarquer en souriant son grand-père.

Parmi la panoplie du « vilain petit éco-saboteur », l’une des mauvaises blagues préférées de Léa est la stink bomb, ou skunk attack...
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L’ingrédient magique de cette technique est l’acide butyrique, une substance qui répand une odeur délicieusement nauséabonde. A défaut, de l’urine de renard (utilisée pour le dressage des chiens de chasse) vous fera également très bien l’affaire...

Quelques gouttes de cette potion magique, déposées subrepticement dans un conduit de ventilation, suffisent à empuantir tout un immeuble. Les bureaux d’une entreprise du lobby nucléaire, par exemple...
Les occupants ne tardent pas à sortir en courant, mais l’odeur les suit à la trace pour le restant de la semaine. Un sérieux handicap dans les relations sociales !...

Cet élixir fait également son effet dans un magasin de manteaux de fourrure à 5 000 euros pièce. Un petit cadeau de la part des visons élevés en batterie et nourris avec de la viande de baleine en voie d’extinction, officiellement « interdite » à la pêche.

Les éco-activistes pensent qu'il ne faut pas attendre que la nature ait disparu pour prendre sa défense.
Leur philosophie n'est pas de défendre la nature contre l'homme : ils défendent la nature pour que l'homme puisse y avoir encore sa place dans le futur.
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Face à la méga-machine.

Au cours de cette période d’effervescence, Léa doit faire face aussi à une triste nouvelle : la mort de son père. Un deuil qui la marque profondément, et qui vient renforcer sa détermination.

Le père de Léa fait partie des victimes de la première vague des maladies nanogènes, ces nouvelles pathologies engendrées par l’utilisation incontrôlable des nanotechnologies (dans les aliments, les peintures, les médicaments, les vêtements, les télécommunications, etc).
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Les « OAM » (Organismes Atomiquement Modifiés) pénètrent et s’accumulent dans le corps humain sans aucune barrière, attaquant le système immunitaire et détruisant les fonctions vitales.
Mi-machines mi-êtres vivants, certains de ces cyber-organismes infra-cellulaires colonisent les malades et se répandent dans la population, à la manière d'une épidémie incontrôlable.
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Après l’enterrement de son père, Léa retourne en Allemagne auprès de ses amis.
Les opérations d’éco-sabotage se multiplient avec succès pendant quelque temps. La presse finit par en faire ses gros titres : « L'Europe face au terrorisme écologiste ! ».
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La police et l’armée sont sur les dents. La chasse aux « saboteurs » est ouverte. Léa se fait arrêter par deux fois. A sa deuxième arrestation, elle écope d’une peine de 18 mois de prison, avec une partie de ses complices.
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Le mouvement a du plomb dans l’aile. Du fond de sa prison, Léa fait partie de ceux qui pensent qu’il faut passer à autre chose. Mais à quoi ? Comment agir ?...

Pendant ce temps, la « mega-machine » poursuit sa route. Impassible, inhumaine, elle continue d’accomplir la destruction de la planète.
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