Chapitre 2

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2042 – Forêt d’Yffendic - Plus tard, le même jour
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La tribu.
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Nous sommes de retour au campement, caché au cœur de la forêt : un ensemble de huttes hétéroclites, faites d'un treillis de branchages et de divers matériaux, selon les méthodes de chacun.
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L'intérieur des huttes est agrémenté de bois ouvragés, de tentures et de fourrures. ..........................................................
Dans un coin du campement, des panneaux solaires et une antenne parabolique dépassent du toit d'une bâtisse en rondins : notre atelier, qui abrite le matériel de récupération et nos innovations technologiques personnelles.
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Les membres de la tribu ont un aspect aussi hétéroclite que le campement : une bande de joyeux hurons, de toutes nationalités, à l'allure de guerriers iroquois ou de chasseurs-cueilleurs post-apocalyptiques, sachant aussi bien tirer à l'arc que cannibaliser un ordinateur.
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Nous associons les modes de vie ancestraux avec certaines des connaissances techniques actuelles.
Nous veillons à utiliser notre savoir dans le respect de la vie. C'est ainsi que le Peuple Sauvage voit les choses.
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Ma fille me rejoint et vient m’embrasser. Elle n’a que 13 ans et je n’ai pas voulu qu’elle participe à l’embuscade contre les soldats. Elle est restée au campement avec ceux chargés de garder les plus jeunes.

Cette décision m’avait valu le regard désapprobateur de son père. Dans la tribu, les jeunes filles sont traitées à l’égal des garçons : elles apprennent comme eux à chasser et à se battre. A son âge, ma fille était déjà une vraie furie, ce qui faisait la fierté de son père.
Mais j'avais refusé qu’elle aille affronter ce commando venu pour nous abattre ou nous mettre en cage.
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Tous les membres de la tribu sont de retour au campement, sains et saufs. Nous nous rejoignons sur la place centrale, pour nous réjouir de notre victoire.
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Notre tribu compte à ce jour une quarantaine d'adultes et une dizaine d'enfants. C'est un effectif élevé pour notre forme de communauté. Une partie d'entre nous se prépare à partir bientôt, pour fonder leur propre tribu.
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La forêt d'Yffendic abrite plus d'une cinquantaine de tribus du Peuple Sauvage, reliées entre elles par les liens de l'amitié et de la famille.
Même si chaque tribu a son identité et tient fièrement à son indépendance, chacun d'entre nous se sent d'abord membre de la communauté du Peuple Sauvage, au-delà de son appartenance à une tribu.
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Le soir descend à présent sur le campement. Nous allons fêter notre victoire sur les soldats. Certains d'entre nous sont déjà occupés à installer un grand feu au centre de la clairière. Du gibier et des plats aux herbes sauvages sont mis à cuire. Des fumets délicieux montent dans l’air du soir.

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Tout est calme aux alentours. La forêt nous entoure de ses bras protecteurs. Nous sommes en sécurité sous la garde de ses sentinelles – quelques loups gris à la mine ombrageuse, vivant dans les environs.
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Nous nous installons en cercle autour du feu. Les visages prennent une expression solennelle pendant que nous partageons tous ensemble en silence un instant de recueillement.
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Nous remercions la nature pour tout ce qu'elle nous procure.
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Notre recueillement silencieux est interrompu par un battement d'ailes discret dans les arbres. Perché sur une branche, un grand-duc nous observe de son oeil rond. Il pousse un hululement philosophe puis disparaît au loin.
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Le maître de cérémonie a parlé !...
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Nous levons la séance le coeur joyeux. Les enfants tendent des mains impatientes vers la nourriture : il est temps de passer à table à présent !
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Les plats sont ôtés du feu et la nourriture est répartie entre tous les membres de la communauté. La clairière s’emplit du bruit de nos mastications et de nos libations, entrecoupées de rots sonores et parfumés.
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Nous levons nos gourdes et trinquons. Quelqu’un se met à chanter et nous nous joignons à lui, tous en choeur.
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Ce chant fait partie de notre répertoire personnel. Il raconte l'histoire de la tribu tout au long des années, avec ses « faits d'arme » les plus glorieux, ainsi que ses déboires les plus désastreux, restés dans toutes les mémoires...
L'épisode de cette journée fournit aux chanteurs matière à ajouter quelques couplets humoristiques !
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Sous le ciel nocturne où scintille un ruban d’étoiles, la clairière s’emplit de nos rires et de nos discussions animées.
Le père de ma fille me serre tendrement contre lui. Je lui souris, essayant de chasser les ombres pensives qui tournent au fond de moi...
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Le sang de la terre.
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La « civilisation » nous a déclaré la guerre il y a bien longtemps. Cela remonte à la nuit des temps...
Ce conflit a pris une nouvelle tournure avec les événements actuels. Les civilisés nous accusent de leur avoir pris une partie de leur territoire. Ils veulent récupérer à présent ce qu'ils considèrent leur appartenir...
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Le Peuple Sauvage n'a pas de territoire. La terre ne nous appartient pas. C'est nous qui appartenons à la terre.
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La civilisation veut mettre à nouveau la planète sous son joug. Nous savons ce qu'elle en fera, si elle y parvient...
Ses machines éventreront la terre pour engraisser son industrie agroalimentaire, les rejets de ses usines souilleront de nouveau les rivières, ses zones pavillonnaires prendront la place des forêts... Elle fera de cette planète hospitalière un cimetière.
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Nous ne la laisserons pas faire.
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Le lien qui nous lie à la terre est sacré. Avec ces arbres, ces animaux et ces plantes, elle nous procure de quoi de nous nourrir, nous vêtir, nous soigner.
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Nous veillons sur la terre comme elle veille sur nous. Si elle est menacée, nous prendrons les armes pour la défendre. Le Peuple Sauvage entrera en guerre.
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Nous nous battrons sans merci pour défendre les forêts, les prairies, les rivières. Nous donnerons notre vie, s'il le faut, pour que la terre reste libre et fertile pour nos enfants et leurs descendants.
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Sans ce lien sacré qui unit chacun à la vie, le coeur humain bat en vain.
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En liberté.
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Les événements peuvent encore tourner à notre avantage... De bonnes nouvelles nous sont parvenues récemment des villes.
Depuis ces derniers mois, la révolte gronde à nouveau parmi les citadins. Leurs conditions de vie ont encore empiré. Ils ont été plus nombreux à venir nous rejoindre cette année.

Il en est de même dans toute l'ancienne Europe, apparemment. Cela explique que les gouvernements aient commencé à déployer leurs forces armées.
Ils ne peuvent tolérer l'existence des zones libres. Ils ne peuvent nous laisser vivre « en liberté ».
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Si les villes se soulèvent et nous rejoignent, nous avons une chance de gagner... Sinon, nos ennemis seront vainqueurs. Et ils ne feront pas de quartiers. Ils nous tueront jusqu'au dernier, jusqu’à la dernière.
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Le Peuple Sauvage.
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Je ne me suis pas encore présentée à vous qui lisez ces lignes… Mon nom est Léa. Je fais partie du Peuple Sauvage.
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J'ignore si quelqu'un lira un jour ces notes écrites sur ce vieil agenda, passé de date depuis longtemps... J'ai consigné dans ce journal quelques uns des événements de ma vie. Soyez-y le ou la bienvenue !

J'ai perdu la notion du temps avec les années, mais pas assez pour ne plus savoir mon âge ni l'année où nous sommes. Sans doute un vieux réflexe d'une ex-civilisée.
J'ai fêté mes 50 ans cette année. Ma vue est moins perçante qu'autrefois et je ne cours plus aussi vite à travers la forêt. Mais je peux encore donner quelques leçons à ceux qui s'avisent de me manquer de respect !...
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Cela fait une dizaine d'années que je suis venue vivre ici, dans la zone libre de l’ancienne Bretagne, parmi l'une des tribus du Peuple Sauvage.
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Quelques décennies ont passé en effet depuis le krach pétrolier... Mais mieux vaudrait peut-être que je commence par le commencement !...
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